Par Thibault CUÉNOUD et Saïd YAMI1
Co-rédacteur en Chef et Rédacteur Invité

Le 21e siècle, d’un point de vue global, a vu émerger et se développer de nombreuses activités économiques, impulsées notamment par les plateformes numériques. Les travailleurs indépendants ont su trouver une place de choix dansces nouvelles formes d’organisations. Dans ce contexte, si l’on observe le cas spécifique de la France, les politiques publiques des deux décennies passées ont cherché à accompagner et stimuler l’activité entrepreneuriale. La création en conséquence d’un cadre juridique a cherché à viser à la fois la simplification autant  que possible des démarches dans l’acte de créer une entreprise ainsi que la protection sociale des entrepreneurs en général et des travailleurs indépendants en  particulier. Cette volonté politique aboutit notamment à la création en 2008 du régime d’auto-entrepreneur (ou devrions-nous parler comme le font certains auteurs2 plutôt d’« auto-emploi » en référence à l’acception anglo-saxonne du terme « self-employment »3, ou aussi de « micro-entrepreneur »4 ?) qui représente une bonne proportion du travail indépendant.

Celui-ci se développe en profitant d’un environnement plutôt favorable, structuré par les initiatives qu’impulse l’écosystème de la « French tech »5 et le plan « France 2030 » ayant pour ambition de créer une « startup nation industrielle »6. Le travail indépendant revêt une variété de métiers et de statuts qui vont des traditionnels métiers artisanaux, commerciaux ou professions libérales, aux plus récents autoentrepreneurs que nous venons d’évoquer. Leurs activités s’inscrivent dans un spectre très large et divers de contextes sectoriels (cf. par exemple Jolly et Flamand, 2017). Que représente le travail indépendant en tant que phénomène marquant notre époque ? Quelles sont ses spécificités en lien avec l’entrepreneuriat ? Avant de présenter le contenu à proprement parler de ce numéro spécial intitulé « Le travail indépendant et les nouvelles formes d’entrepreneuriat », nous pensons utile de clarifier la notion de travail indépendant en appréciant, dans un premier temps, ce que ce phénomène représente statistiquement à l’échelle européenne et en France. Dans un second temps, nous tenterons de proposer des éléments permettant de
caractériser le travail indépendant.

LE TRAVAIL INDEPENDANT : UN ORDRE DE GRANDEUR

Selon l’Insee (2020)7, en 2018, l’Union européenne (UE28) compte 33 millions de personnes qui exercent leur activité principale en tant que travailleurs indépendants (secteur agricole compris, hors aides familiaux). La part des indépendants représente en moyenne 14,3 % des actifs, allant de moins de 10 % en Allemagne, Suède, Luxembourg ou Danemark à près de 30 % en Grèce. Si on focalise notre attention sur la France, cette part représente 11,4 % de la population active.

Un bilan plus récent présenté par l'Agence Centrale des Organismes de Sécurité Sociale (ACOSS) en décembre 2020, montre un accroissement du nombre de travailleurs indépendants d’environ 1 million en dix ans, passant de 2,59 millions en2009 à 3,59 millions fin 2019 (les auto-entrepreneurs représentant 1,7 millions8). Fin juin 2020, le réseau des URSSAF dénombre 1 903 000 auto-entrepreneurs, soit 21,8 % de plus sur un an (après + 16,4 % un an plus tôt).9

QU’EST-CE QUE LE TRAVAIL INDEPENDANT ? ÉLEMENTS DE CARACTERISATION

De manière générale et sur le plan juridique, le travail indépendant met l’accent surla liberté du travailleur indépendant à fixer ses propres conditions de travail seul ou en relation avec un donneur d’ordre. Ainsi, l’article n°L8221-6-1 du Code du Travail stipule qu’« est présumé travailleur indépendant celui dont les conditions de travail
sont définies exclusivement par lui-même ou par le contrat les définissant avec son donneur d'ordre »10. En se référant à des organismes officiels publics, cette indépendance est exprimée en termes d’autonomie, d’absence de contrat de travail et de lien de subordination. Ainsi, « le travailleur indépendant exerce une activité économique en étant à son propre compte. Il est autonome dans la gestion de son organisation, dans le choix de ses clients et dans la tarification de ses prestations. Par ailleurs, il n'est pas lié par un contrat de travail avec l'entreprise ou la personne pour laquelle il exécute sa mission. Il n'existe pas de lien de subordination entre le donneur d'ouvrage et le travailleur indépendant »11.

Le travailleur indépendant peut choisir entre deux statuts pour exercer son activité économique : le statut dit « classique » ou celui d’auto-entrepreneur, régime plus récent créé par la loi n°2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie12. Ce choix implique un mode de déclaration et de calcul des cotisations différents. Ces deux statuts regroupent plusieurs catégories professionnelles, notamment les artisans, les commerçants et les professions libérales (y compris les professions médicales conventionnées).

Dans le statut de travailleur indépendant dit « classique », aucune activité n’est exclue, sauf s’il s’agit de dirigeants de société (SAS, SA…) qui sont gérés par un autre périmètre social que celui des travailleurs indépendants. Le régime des indépendants concerne exclusivement les entreprises individuelles (ou EIRL) et les gérants majoritaires de SARL. Le régime de l’auto-entrepreneur concerne les activités commerciales, artisanales et certaines activités libérales, exercées aussi bien à titre principal (exclusivement auto-entrepreneur) ou complémentaire (en parallèle d’un statut de salarié, retraité, étudiant…). Il exclut les professions libérales affiliées à une caisse de retraite autre que la CIPAV13 ou la SSI14, notamment pour les activités agricoles rattachées à la Mutualité Sociale Agricole (MSA). « L’auto-entreprise est une entreprise individuelle qui relève du régime fiscal de la micro-entreprise et du régime micro-social pour le paiement des cotisations et contributions sociales »15. Ce régime simplifié a été créé pour faciliter les démarches de création et de gestion de l’activité de l’entrepreneur, tout en lui permettant de bénéficier d’une protection sociale dédiée (couverture maladie, retraite…) et d’autres avantages (dont le droit à la formation professionnelle).

Les principales spécificités liées à chaque statut sont récapitulées dans le tableau suivant :

   Tableau 1. Spécificités des statuts du travailleur indépendant « classique » et du travailleur indépendant « auto-entrepreneur »
   Travailleur Indépendant « Classique »  Travailleur Indépendant Auto-entrepreneur (AE)
Base de déclaration   Déclaration annuelle du revenu dans la déclaration sociale des indépendants (DSI).  Déclaration mensuelle ou trimestrielle d’un chiffre d’affaires (CA). Plafonds : 176 200 € pour une activité de vente de marchandises, d’objets, de fournitures, de denrées à emporter ou à consommer sur place, ou pour des prestations d’hébergement ; 72 600 € pour les prestations de services relevant de la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux (BIC) ou des bénéfices non commerciaux (BNC) ; En cas d’activité mixte (vente et prestations de services), le chiffre d’affaires global ne doit pas dépasser 176 200 € incluant un chiffre d’affaires maximal de 72 600 € pour les prestations de services.
 Calcul des cotisations  Cotisation sur ce revenu annuel, généralement le résultat comptable de l’exercice. A défaut, calcul des cotisations sur la base d’une « taxation d’office » (fonction d’un revenu antérieur connu ou du plafond de sécurité sociale (PASS) en vigueur majoré). Application, en cas de faibles revenus, de cotisations minimales (retraite de base, indemnités journalières et invalidité-décès) Les taux de cotisations diffèrent selon le groupe professionnel (artisancommerçant  ou profession libérale).  Cotisations sociales calculées sur la base du CA : paiement des cotisations que lorsque l’activité génère un CA selon le taux de cotisations et contributions sociales associé à l’activité. Si le revenu fiscal de référence ne dépasse pas un certain seuil, possibilité
de bénéficier de l’option de versement libératoire de l’impôt sur le revenu. Dès le dépassement des plafonds, l’autoentreprise bascule sous le statut classique. Dans le cas contraire, le dispositif de l’auto-entreprise est sans limitation dans le temps. Les auto-entreprises continuent de bénéficier de la franchise de TVA jusqu’à un certain seuil. Depuis le 1er janvier 2011, toute autoentreprise est soumise à l’obligation de déclarer un chiffre d’affaires, quel que soit le montant. En cas de chiffres d’affaires nuls ou non déclarés sur 24 mois ou 8 trimestres consécutifs, les auto-entreprises perdent automatiquement le bénéfice de ce régime.
Autres spécificités Redevable de la CFP (Contribution à la Formation Professionnelle), d’un montant fixe selon le groupe professionnel. Éligible à l’ACRE (Aide aux Créateurs ou Repreneurs d’Entreprise). Redevable de la CFP (Contribution à la Formation Professionnelle) et de la taxe pour frais de Chambre de Commerce et d’Industrie ou de Chambre de métiers (taux spécifiques).
Eligible à l’ACRE (Aide aux Créateurs ou Repreneurs d’Entreprise).

Source : Synthèse à partir d’éléments adaptés de données issues de l’URSSAF 16.

PRESENTATION DU NUMERO SPECIAL

Le numéro spécial « Le travail indépendant et les nouvelles formes d’entrepreneuriat » explore de multiples facettes de l’entrepreneuriat individuel en lien avec les évolutions marquant le champ de l’entrepreneuriat. Il s’articule autour de six contributions. Dans le premier article, intitulé « L’émergence d’une vision partagée du contrôle, une réponse à la post-modernité. Cas d’application à la gestion des risques RH », Nicolas Dufour et Gilles Teneau appréhendent la gestion du risque liée aux ressources humaines en tant que dispositif interne de contrôle
organisationnel. Mobilisant la théorie de la structuration et sur la base d’une approche multi-sectorielle, ils mettent en évidence la complexité liée à la mise en oeuvre de la gestion des risques RH et la nécessité de structurer le processus en privilégiant une vision plus partenariale qu’orientée conformité.

Dans le deuxième article, intitulé « Les PME familiales face au futur, une recherche exploratoire auprès d’entreprises de la pâtisserie à Alexandrie (Egypte) », Alaa Gamie et Fabrice Roubelat s’intéressent au contexte entrepreneurial transgénérationnel des PME familiales, et proposent une réflexion sur la place de l’anticipation dans les pratiques des dirigeants et leur rapport au futur. Sur la base de l’étude de cas du secteur de la pâtisserie en Egypte, ils mettent en évidence différentes orientations qu’ils articulent dans une typologie. L’anticipation apparaît ainsi liée à des aspects plus opérationnels, et l’entrepreneuriat transgénérationnel joue un rôle contrasté.

Dans le troisième article, intitulé « Une brève histoire de l’entrepreneur et de l’entreprise », Thiphaine Le Gauyer et Arnaud Lacan proposent de préciser les termes d’entreprise et d’entrepreneuriat en les contextuant historiquement. Ils partent du Moyen-Âge et le XIIe Siècle qui a vu l’émergence de la figure de l’entrepreneur épique, jusqu’à nos jours, en mettant en évidence les évolutions qui se sont produits et qui ont conduit à la naissance de l’entrepreneur de crise mais aussi du travail indépendant caractéristiques de l’époque actuelle. L’approche historique ainsi menée permet de comprendre les principaux enjeux entrepreneuriaux contemporains.

Dans le quatrième article, intitulé « Un regard historique sur le travail indépendant des femmes à l’aube de la crise sanitaire du Covid-19 », Katia Richomme-Huet s’intéresse à l’impact de la crise sanitaire du COVID-19 sur le travail indépendant féminin. Partant d’un questionnement sur l’évolution de la notion d’indépendance par rapport au travail et des éléments permettant d’apprécier l’ampleur des changements opérés, elle analyse le travail indépendant des femmes en appréciant la réalité et les difficultés de leur indépendance professionnelle et familiale. Ces difficultés économiques et sociales sont aggravées par le contexte du Covid-19 et conduisent à des comorbidités sanitaires, entrepreneuriales et familiales.

Dans le cinquième article, intitulé « Le discours responsabilisant des dirigeants : une critique anthropologique de la rhétorique entrepreneuriale et managériale », Denis Malherbe traite de la question de la responsabilité dans les grandes entreprises. Il propose une perspective éthique de la responsabilité managériale en déconstruisant le discours de dirigeants à des médias grand public. L’analyse rhétorique de 11 entretiens, prolongée par une lecture critique, met en avant les dits et non-dits du discours responsabilise et montre qu’il participe d’une mythologie contemporaine, celle de l’idéalisation d’un logos entrepreneurial et managérial.

Enfin, dans le sixième article, intitulé « Le rapport au risque des entrepreneurs : un éclairage sur les tendances sociétales entrepreneuriales », Arnaud Lacan traite de la thématique liant la démarche entrepreneuriale au risque, en se basant sur une enquête réalisée dans le cadre de la Chaire AGIPI-KEDGE BS sur « Le travail indépendant et les nouvelles formes d’entrepreneuriat » auprès de 804 entrepreneurs. L’analyse des réponses met particulière en lumière le désir d’indépendance et d’autonomie comme motivation principale à la création d’entreprise, mais aussi les préoccupations des entrepreneurs pour des questions liées à leur protection sociale.

Enfin, plusieurs tribunes viennent parfaire ce numéro spécial dans l’optique d’y apporter des témoignages d’experts. Constance De Poncins, Déléguée générale à l’AGIPI, présente « Les entrepreneurs français méritent d’être mieux protégés ». Michel Dalmas vient aborder la « Génération Z : une génération en quête de risques et d’éthique entrepreneuriale ». Le « Lauréat du Prix du meilleur mémoire » attribué à Gael Coulombel par la Chaire AGIPI Kedge BS, y sera aussi décrit. Enfin, « L’actualité européenne sur le travail indépendant et les nouvelles formes d’entrepreneuriat » de Sylvie Brunet, Députée européenne et membre de la Chaire AGIPI KEDGE BS, viendra conclure ce numéro spécial.

Nous tenions à remercier Alexandre De Navailles, Directeur Général de KEDGE BS, et Vincent Mangematin, Doyen de KEDGE BS, qui ont pu réaliser la préface et la postface de ce numéro spécial. Bien entendu, Arnaud Lacan, Titulaire de la Chaire AGIPI KEDGE BS, n’est pas « innocent » dans la mise en relation de plusieurs d’entre nous afin de réaliser ce numéro. Nous lui en sommes reconnaissant ! Nous espérons que ces contributions vous permettront de mieux apprécier l’état actuel du travail indépendant, de son évolution historique à ses enjeux présents et futurs, dans son rôle de révélateur entrepreneurial de nos sociétés. Bonne lecture à tous.

Thibault et Saïd

1 Professeur à l’Université de Lille (IAE Lille University School of Management) et Kedge BS, Marseille. Directeur scientifique de la Chaire AGIPI Kedge BS, contact : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.
2 Voir par exemple Levratto et Serverin (2009) ; Barnier et al., (2013).
3 Voir par exemple Blanchflower (2000) ; Bradley et Roberts (2004) ; Ekelund et al., (2005).
4 Hentic-Giliberto et Paturel (2017).
5 https://lafrenchtech.com/fr/
6 https://www.gouvernement.fr/france-2030-un-plan-d-investissement-pour-la-france-de-demain
7 Insee Références, édition 2020 - Fiches thématiques : 1.12 Travailleurs indépendants en Europe
https://www.insee.fr/fr/statistiques/4470764?sommaire=4470890
a Source : https://www.latribune.fr/economie/france/le-nombre-d-independants-a-bondi-en-dix-ans-booste-par-les-micro-entreprises-867133.html
9 ACROSS Stat n° 321 Janvier 2021 : Les auto-entrepreneurs fin juin 2020 https://www.urssaf.org/home/observatoire-economique/publications/across-stat/2021/across-statn321.html. Cette évolution et à nuancer au regard de la présence de non-radiations des comptes présentant deux années consécutives sans CA durant la crise sanitaire du COVOD-19 et de la crise économique qui lui est associée. Ce chiffre serait de l’ordre de 16,2%. Ce qui marquerait une très légère baisse.
10 Source : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000019285915
11 Source : https://www.service-public.fr/professionnels-entreprises/vosdroits/F1691
12 Source : https://www.urssaf.org/home/observatoire-economique/sources-et-methodologie/methodologie/travailleurs-independants.html
13 Caisse interprofessionnelle de prévoyance et d'assurance vieillesse des professions libérales
14 Sécurité sociale des indépendants
15 Source : https://www.urssaf.fr/portail/home/independant.html
16 https://www.urssaf.org/home/observatoire-economique/sources-et-methodologie/methodologie/travailleurs-independants.html
https://www.autoentrepreneur.urssaf.fr/portail/accueil/sinformer-sur-le-statut/lessentiel-du-statut.html


BIBLIOGRAPHIE

Barnier, L.M., Conti, M., et Levy-Tadjine, T. (2013) Le statut d'auto-entrepreneur joue-t-il contre l'accompagnement ? Premiers questionnements et agenda de recherche, dans Levy-Tadjine, T., et Su, Z. (2013) Entrepreneuriat, PME durables et réseaux sociaux, Ouvrage en l'honneur du professeur Robert Paturel, Editions L'Harmattan, p.163-173.

Blanchflower, D. (2000) “Self-employment in OECD countries”, Labour Economics,7(5), p.471-505.

Bradley, D.E., et Roberts, J.A. (2004) “Self-Employment and Job Satisfaction: Investigating the Role of Self-Efficacy, Depression, and Seniority”, Journal of Small Business Management, p.37-58.

Ekelund, J., Johansson, E., Järvelin, M.-R., et LichterI-Mann, D. (2005) “Selfemployment and risk aversion evidence from psychological test data”, Labour Economics, 12(5), p.649-659.

Hentic-Giliberto, M., et Paturel, R. (2017) « Quelles caractéristiques distinctives pour les micro-entrepreneurs ? », Recherches en Sciences de Gestion, 2017/2 N° 119, p. 151-174.

Jolly, C., et Flamand, J. (2017) « Salarié ou indépendant : une question de métiers ? », La Note d’analyse de France Stratégie, n°60, Septembre.

Levratto, N., et Serverin, E. (2009) « Être entrepreneur de soi-même après la loi du 4 août 2008 : les impasses d’un modèle productif individuel », Revue internationale de Droit économique, (3), p.325-352.