Ce numéro 195-196, particulièrement dense, est placé sous le signe de l’impact et de la mesure de la responsabilité sociale. Il aborde, sans succomber à une mode, le difficile sujet de la comparaison des performances économiques et sociétales à travers huit articles de recherche. Il apparaît difficile de trouver un consensus précis sur la pertinence de tel ou tel indicateur pour les cinq premiers articles qui s’interrogent sur ce concept de performance sociétale. La même interrogation se pose pour l’industrie, pour la finance, pour la santé et pour la comptabilité. En ce qui concerne la finance, s’agit-il d’une véritable prise de conscience collective vis-à-vis d’une finance plus responsable ou bien, uniquement, d’un effet opportun au regard des crises ? Idem pour la comptabilité, n’y a-t-il pas de bonnes raisons pour donner une ambition sociale à son processus de normalisation. L’économie, la finance, la santé et la comptabilité pourront être plus responsables si elles intègrent davantage de valeurs que chacun puisse partager au quotidien. Le huitième article de recherche s’interroge sur l’impact des intranets porteurs de promesses de changements organisationnels et de rénovation des processus d’activité, mais il reste difficile de comprendre et, plus encore, d’évaluer les incidences effectives de leur adoption sur les utilisateurs.
L’article de Thibault Cuénoud intitulé, sous la forme d’une interrogation, « L’impact de la crise financière sur la finance responsable en France, vers une structuration plus durable du secteur ? », s’efforce, en fait, de répondre à deux importantes questions. S’agit-il d’une véritable prise de conscience collective vis-à-vis d’une finance plus responsable ? Ou bien uniquement d’un effet opportun et conjoncturel au regard de certaines caractéristiques de ces actifs en temps de crise ? Ces questionnements posent en réalité le fait de savoir si la finance responsable et/ou éthique est un mythe ou une réalité ? La problématique est probablement plus complexe ! Il y a nécessité de faire le ménage dans les données statistiques des « fonds verts » où une analyse approfondie de leurs portefeuilles illustre le décalage entre le marketing environnemental déployé et les entreprises investies. La part des clients particuliers continue de s’éroder et représente moins de 28 % du marché. Le secteur, avec des fonds labellisés ou non, est plus que jamais dominé par les investisseurs institutionnels. Par ailleurs, trop souvent, ce n’est pas le contenu du fonds qui est analysé, mais, seulement, la transparence du contenu des données. Le travail présenté consiste à questionner les stratégies d’allocation du patrimoine financier des ménages français en temps de crise. Historiquement, l’orientation des actifs financiers a pour habitude d’être répartie vers des supports plus stables pour éviter des pertes potentielles en capital. L’émergence forte des encours appartenant à la finance responsable (qu’elle soit éthique ou solidaire) lors de cette période de tensions financières a pu interpeller les stratégies de gestion du risque. Le besoin apparent de transparence, de compréhension et d’utilité dans l’épargne allouée au marché financier a été envisagé. La crise n’étant pas terminée, il y a lieu de s’interroger si ce besoin de transparence et d’utilité de l’épargne demeure le critère dominant dans les choix de l’épargnant en après crise !
Sous le titre : « Pilotage d’entreprise et RSE. Appréciation d’indicateurs pour le manager de PME », Philippe Callot propose un échange autour de la difficile question de l’universalité de la Responsabilité Sociale des Entreprises. Comment tenir compte de sa tridimensionnalité (l’environnement, l’économique, le social) pour construire un indicateur pertinent de sa mesure et de son impact. Si la RSE est « une réponse pragmatique aux pressions liées aux perspectives environnementales, politiques et sociales », la performance sociétale de l’entreprise (PSE) pose la question de l’impact (quoi ?) et de sa mesure (comment ?). Pour étayer sa démonstration, l’auteur s’adosse à une nouvelle méthodologie utile à qualifier la performance globale des PME). L’approche se veut délibérément pédagogique. La proposition formulée ici est de pouvoir comparer l’indicateur composite (économique et sociétal) avec celui du Bilan Carbone (vulgarisé par l’Ademe) de chaque unité exploitée. Mais, cette approche intéressante suppose un accès aux données facilité et de rendre le bilan Carbone obligatoire pour les PME ! De plus la performance « tridimensionnelle » retenue est-elle suffisamment représentative de la performance globale ?
« L’impact de la constitution des chartes d’éthique en achat » de Jocelyn Husser sous-entend qu’une mission de transmission des valeurs et des normes est déléguée aux acheteurs et qu’ils doivent être également gestionnaires de la dynamique achat en interne, auprès de tous les donneurs d’ordre et pas uniquement les acheteurs. Un des enjeux de cette délégation pour les directions achat est de permettre que s’ouvrent des espaces de débats afin que chacun, à son niveau, participe à la construction des outils nécessaires à la relation commerciale. Les rapports de développement durable, suite à l’obligation légale introduite par la loi NRE de 2001 pour les entreprises disposant d’un véhicule coté, font ainsi référence non seulement aux chartes d’éthique d’entreprise, mais aussi aux chartes d’achat. Cette déclinaison des chartes dans les principales fonctions de l’entreprise, notamment dans les achats, correspondrait au-delà des obligations légales, à la rupture de certaines évidences et justifierait ces formalisations et ces déclinaisons de l’éthique pour fournir des réponses possibles à une question essentielle : comment arriver à vivre ensemble en respectant autrui ? Une vraie problématique dont la fragilité s’est trouvée exacerbée par les nouvelles dispositions fiscales introduites par le crédit impôt où certains grands donneurs d’ordre n’ont pas hésité à faire peser ces mesures dans la négociation des prix d’achats !
L’article, « Comptabilité politique : le droit comptable au service de l’intérêt général » de El Mehdi Lamrani, propose une réflexion sur les enjeux de pouvoir de la comptabilité. Son ambition est de contribuer au débat sur la portée des valeurs que véhiculent non pas les données arithmétiques comptables, mais les normes comptables internationales conçues uniquement pour répondre aux besoins d’information des apporteurs de capitaux, et ce , sans véritable ambition sociale ! Cette réflexion, au cœur de la recherche en comptabilité est particulièrement, d’actualité dans l’arbitrage coût historique ou valeur de marché. Cette dernière destinée aux entreprises cotées ou faisant appel à des investisseurs s’impose progressivement afin d’harmoniser la présentation et la clarté de leurs états financiers. Créé en 1973 par les instituts comptables de 9 pays, dont la France, l'IASB (International Accounting Standards Board qui a repris la succession de l'International Accounting Standards Committee à la suite de la réforme de ce dernier en 2001) a pour objectifs d'élaborer et de publier des normes internationales d'information financière pour la présentation des états financiers, ainsi que de promouvoir leur utilisation et leur généralisation à l'échelle mondiale. (Ces normes sont dorénavant dénommées International Financial Reporting Standards ou IFRS). Les normes comptables ne sont pas de pures techniques, loin s’en faut. Elles proposent une certaine vision de l’entreprise, ce qui les place au cœur des rapports économiques et sociaux entre l’entreprise et les diverses parties prenantes. L’article se présente comme un plaidoyer pour une comptabilité soucieuse de l’intérêt général. Cette prise de position implique que l’on mobilise un cadre interdisciplinaire afin de mobiliser diverses disciplines (droit, économie, sociologie…) afin de s’adosser à divers cadres théoriques, pour mieux questionner sa légitimité.
Avec « Peut-on être écologiquement vertueux sans être socialement responsable ? L’exemple du recyclage des déchets industriels au 19ème siècle », Erwan Quéinnec et Pierre Desrochers s’attachent à la nécessité de contribuer à l’élargissement de la recherche d’un corps de doctrine du développement durable, dans une perspective argumentative plutôt que démonstrative. Pour cela, ils n’hésitent pas à s’interroger et à puiser dans l’histoire industrielle, tout en étant conscient des biais cognitifs induits. Ils amendent l’idée répandue selon laquelle les pratiques de gestion écologiquement responsables seraient un trait singulier de l’époque contemporaine. A l’opposé du discours dominant et adossé à l’histoire du 19ème siècle, si c’était en laissant les lois du marché opérer l’allocation des ressources que l’intégration économie-écologie avait le plus de chances d’être harmonieusement réalisée ? L’ambition normative de l’éthique est questionnée. Pour les auteurs, « s’il revient aux sciences de gestion de documenter le comment de la responsabilité sociale de l’entreprise, la question du pourquoi reste largement ouverte et ne leur est pas moins adressée ».
Dans « De la responsabilisation du système de santé selon la réforme HPTS : la loi, le discours et l’éthique » Denis Malherbe, en partant de la loi récente « Hôpital, Patients, Santé, Territoires » (HPST) visant à améliorer la performance du système de santé, s’interroge sur la portabilité d’un modèle de responsabilisation inspiré du champ actionnarial et concurrentiel, lorsqu’il est appliqué à un secteur d’intérêt général. Devant la recherche d’une responsabilisation accrue des acteurs et face à la complexité des enjeux collectifs, cette réflexion critique éclaire les limites du décalage persistant, au sein des autorités de régulation, entre le besoin éthique et l’efficience. Cette loi a été élaborée à l’issue d’un long processus de concertations et d’échanges sous la forme d’un projet d’organisation sanitaire et non de financement. A terme, elle doit permettre de mettre en place une offre de soins gradués de qualité, accessibles à tous, satisfaisant l’ensemble des besoins de santé. Ce texte de loi qui a été publié au Journal Officiel le 22 juillet 2009 s’inspirerait-il du New Public Management ? Mais, la juxtaposition d’intentions, toutes justifiées de façon indépendante est-elle suffisante pour élaborer une gouvernance concertée ? L’étude, devant l’incertitude pesant sur le système de santé, suggère de « ne pas confondre structures et action sociale, finalité et moyen, règles et comportements, discours et pratiques… ». Toutefois, seule certitude, la mise en œuvre d’une gouvernance juste et donc responsabilisée nécessite le changement d’approche managériale.
« Pour une évaluation qualitative participante inhibitrice du risque psychosocial » de Patrick Haim, l’auteur s’intéresse au stress au travail. Accroître « l’évaluation qualitative participante » des divers facteurs (pesanteur de la hiérarchie, des règles, de la non-atteinte des objectifs…), cause de l’état dépressif de nombre de salariés, serait une façon de réduire les coûts et la non-performance. Le milieu étudié est celui des téléopérateurs. A travers la proposition d’un modèle, le paradigme qualitatif permet d’évoluer vers un paradigme quantitatif. L’étape ultérieure étant d’obtenir un chiffrage en termes de coûts de la non-performance. L’évaluation de ce risque psychosocial constitue désormais un enjeu pour tous les managers. Identifier le problème le plus tôt possible est la clé pour empêcher des drames personnels, mais aussi la contagion au sein de l’équipe ou du groupe de collègues.
« Le rôle de la formation dans l’acceptation de l’intranet 2.0 : le cas d’un établissement bancaire français ». Dans cet article, Mahdi Azzouz et Marc Bidan se focalisent sur une seule technologie d’information (TSI) : l’intranet définit comme : « la transposition des standards, protocoles et des outils en vigueur dans l’internet au sein des réseaux locaux privés d’entreprises », cet outil occupant une place dominante dans les investissements des entreprises. Les intranets sont porteurs de promesses de changements organisationnels et de rénovation des processus d’activité, mais il reste difficile de comprendre et, plus encore, d’évaluer les incidences effectives de leur adoption sur les utilisateurs. Quels sont les facteurs susceptibles de favoriser leur expansion ou au contraire de freiner leur implantation ? Quel rôle pour la formation en ce domaine ? Chaque responsable en organisation doit être en capacité de créer un environnement d’apprentissage, hors niveaux hiérarchiques, susceptible de favoriser la communication et de développer les collaborations entre agents.
A la suite de ces huit articles de recherche, une tribune libre, de Dominique de Rambures, ponctue ce numéro. L’auteur se demande, notamment, si le modèle de croissance chinois ne se trouverait pas dans l’impasse en raison d’un recentrage difficile sur la demande intérieure afin de ne pas bouleverser les institutions actuelles fondement du pouvoir. Une question d’actualité au moment où le Président chinois, Xi Jimping, vient de visiter la France. Mais, il est loin le temps du « Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera ». Cette phrase fut probablement prononcée pour la première fois par Napoléon en 1816 à Sainte-Hélène, après avoir lu le livre d’un voyage en Chine d’un ambassadeur de Grande-Bretagne, Lord Macartney. Alain Peyrefitte a repris cette prophétie de Napoléon dans un livre écrit en 1973, plus de 40 ans déjà ! Ce livre était un récit prémonitoire, des choses qui se passent actuellement. La question est désormais posée « est-ce que la Chine deviendra le cauchemar du monde » ? Car la Chine s’est réveillée et elle est en capacité d’inquiéter. Mais, paradoxe nouveau, pour préserver ses institutions, elle tente de privilégier un modèle « sino centré ». Bien que réduite, le taux de croissance demeure exceptionnel. Avec l’amorçage de cette nouvelle orientation économique, le développement du pays demeure fragile. C’est le sens de l’article qui souligne la crainte de l’instauration d’une société duale sous l’emprise de l’endettement et de l’urbanisation massive.